Revenir

Le lancement d’Explorer-1 le 31 janvier 1958 : L’obsession croissante du retard stratégique

« Le Président a souligné que les objectifs spatiaux liés à la défense sont ceux qui ont la plus haute priorité parce qu’ils touchent à notre sécurité immédiate » : tirée des minutes d’une réunion tenue le 4 février 1958 au Conseil de sécurité nationale des Etats-Unis, cette phrase en dit long sur le type de préoccupations qui motive alors l’effort spatial et qui a permis quatre jours plus tôt la mise en orbite d’Explorer-1 par un missile Jupiter-C de l’armée de Terre. Depuis l’événement Spoutnik, l’obsession du retard stratégique conduit à la restructuration en urgence du programme américain de lancement, programme pourtant soigneusement organisé dès 1955[1]. L’incapacité du Naval Research Laboratory à mettre en orbite « Pamplemousse »  (un petit satellite sphérique de quelques kilos destiné à mesurer la distribution de l’hydrogène dans l’espace), avec l’explosion sur le pas du lanceur Vanguard TV-3 sur son pas de tir de Cap Canaveral le 6 décembre 1957 ne montre pas seulement un retard relatif. Elle témoigne aux yeux du monde de l’incapacité de toute une nation à réagir au défi de la nouveauté et de la puissance.

De gauche à droite : John Small,
Gene Hendricks, Dee Trimble

Les difficultés à venir pour Vanguard étaient pourtant dans toutes les têtes, et singulièrement dans celle de Werner Von Braun et du General John B. Medaris, le responsable de l’Army Ballistic Missile Agency (ABMA) qui hébergeait depuis peu l’équipe d’ingénieurs allemands. Le 4 octobre 1957, le jour même du lancement du premier satellite soviétique Spoutnik-I, Werner Von Braun n’y tient plus et lâche lors d’une réunion de hauts responsables gouvernementaux démobilisés :

« Nous savions qu’ils allaient le faire ! Vanguard ne réussira jamais. Nous avons toute la technologie sur étagère. Pour l’amour de Dieu, secouons-nous et tentons quelque chose. Il nous faut 60 jours pour mettre un satellite en orbite Mr. McElroy [alors Secrétaire d’Etat à la Défense]. Donnez nous juste le feu vert et soixante jours ». Medaris le corrigera, demandant à Mc Elroy 90 jours.[2]

Le satellite Explorer-1 (14 kilos, 203 cm de long). © JPL

La réponse, sans appel, viendra le 14 octobre 1957 : feu vert est donné pour préparer l’instrumentation d’un satellite à bord d’une fusée Jupiter-C mais assorti d’une stricte interdiction de lancer. Le général Medaris qui, anticipant une réponse positive, avait ordonné sans attendre la réaffectation de fonds en provenance d’autres armées au projet de von Braun, échappera de peu à la cour martiale pour son indiscipline ! Un accord « amiable » intervenu en novembre 1957 entérinera finalement la préparation du lanceur, mais l’interdiction de lancer ne sera pas levée.

Le deuxième succès soviétique du 3 novembre 1957 avec lancement de « l’énorme » Spountik II (plus de 500 kilos[3], embarquant qui plus est le premier mammifère en orbite, la chienne Laika) avait pourtant accru la pression sur les autorités. Le président Eisenhower dût répondre aux inquiétudes par un discours télévisé détaillant les motifs pour lesquels l’angoisse ne devait pas être de mise dans le domaine militaire, rappelant les points forts du programme de défense américain, adapté selon lui aux menaces du temps. En dépit de rapports secrets alarmants, Dwight Eisenhower considérait notamment qu’une lecture du rapport de force entre Etats-Unis et Union soviétique seulement basée sur ces nouveautés spatiales ne pouvait pas rendre compte d’un équilibre stratégique d’ensemble fondé sur un système de défense complexe et sur le réseau d’alliances à la disposition des Etats-Unis. Du point de vue du pouvoir exécutif, pas d’urgence donc à apparaître « militariser » l’effort américain de satellisation. Un mois plus tard, l’explosion de Vanguard, deux secondes après l’allumage des moteurs, ne lui pourtant plus le choix.

Lancement Explorer 1

Déjà prête, l’équipe de Werner von Braun, composée pour l’essentiel des metteurs au point des missiles allemands V-2 de sinistre mémoire, était prête à équiper une fusée Jupiter-C d’un satellite réalisé par James van Allen, physicien, professeur à l’université d’Iowa. Comme la fusée porteuse elle-même, le satellite Explorer-1 sera développé dans l’esprit d’un programme rapide, simple et très opérationnel. Le satellite aura pour premier objectif de détecter les radiations cosmiques avec la possibilité de transmettre les données collectées seulement lorsqu’il est en vue de stations de réception. Il sera à l’origine de la découverte des fameuses « ceintures de Van Allen ». La fusée sera composée d’un premier étage Redstone, de deux étages Baby Sergeant développés par le Jet Propulsion Laboratory et d’un dernier étage Baby Sergeant modifié portant l’instrumentation à l’avant, ce dernier étage constituant le satellite lui-même. La formule était éprouvée après trois tests déjà réussis. Restait à réussir la satellisation elle-même.

La réussite du tir le 31 janvier 1958 traduit pour beaucoup la vertu de la simplicité et de la robustesse en matière spatiale. Vanguard, considérée comme une fusée beaucoup plus élaborée, nécessitait à l’évidence beaucoup plus de temps pour sa mise au point. Pourtant, simplicité ne fut pas obligatoirement synonyme d’absence de défis technologiques. Ainsi, Explorer-1, contraint par la capacité d’emport relativement faible des fusées américaines en comparaison des lanceurs soviétiques, marquera les premiers pas dans l’ère de la miniaturisation électronique en utilisant des transistors au lieu des tubes à vides embarqués sur les Spoutniks. Mais au-delà, Explorer-1 signifiait l’inscription durable de la découverte spatiale dans l’histoire des Etats-Unis, ajoutant, bon gré mal gré, l’espace à la liste des attributs de la puissance dans la course à laquelle se livraient les deux blocs depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

[1] Par la directive du Conseil de sécurité nationale n°5520, US. Scientific National Program, du 20 mai 1955.

[2] Medaris (John B.), Countdown for Decision, New York, 1960, P.155.

[3] En réalité, le satellite ne s’étant pas détaché du dernier étage, c’est près de 6 tonnes qui s’étaient trouvées satellisées !

De gauche à droite : William Pickering, James Van Allen, Wernher von Braun.

Article rédigé par Xavier PASCO (Fondation pour la Recherche Stratégique) et publié dans le  N°3 d’Espace & Temps en février 2008.

© 2023 Institut Français d'Histoire de l'Espace · Tous droits réservés