Un événement attendu difficile à maîtriser : Spoutnik-1 et les États-Unis en 1957
Par Xavier. Pasco
Fondation pour la Recherche Stratégique
Lorsque le 4 octobre 1957, Spoutnik-1 parcourt ses premières révolutions orbitales, les autorités américaines se trouvent dans une situation paradoxale. L’exécutif américain en général, et le président Eisenhower en particulier ne sont surpris ni par la prouesse technique soviétique ni par les conséquences stratégiques et militaires qui en découlent. Pourtant, l’impact de la nouvelle et la réaction qu’elle suscite dans l’opinion publique et politique américaine, et plus largement chez l’ensemble des alliés traditionnels, déconcerte le pouvoir américain par son ampleur. En fait, l’appréciation globale de la primauté politique soviétique, bien mesurée à la Maison-Blanche, semble avoir été « gommée » par les certitudes stratégiques dans lesquelles s’était enfermé le pouvoir américain au sujet d’une relative parité stratégique. L’importance de la « réplique » du séisme créé par le satellite russe, réplique précisément issue de la réaction de l’opinion, aura des conséquences politiques internes considérables.
Un examen rapide de la situation des États-Unis en 1957 montre bien comment naît ce paradoxe. Vis-à-vis de l’espace, les autorités politiques et militaires américaines se trouvent alors dans une situation d’attente qui peut être qualifiée « d’active ». Plusieurs raisons expliquent l’impression, dominante à l’époque, d’une (relative) tranquillité. En premier lieu, la « rencontre » de la technologie balistique (le vecteur) et de la technologie nucléaire (l’arme portée par le vecteur) s’effectue aux États-Unis dans des conditions d’efficacité qui peuvent être jugées assez bonnes. Capitalisant sur la récupération des meilleurs ingénieurs allemands, l’ambition américaine visant à mettre au point des missiles balistiques capables de toucher le territoire soviétique est alors en bonne voie. Dès 1955, l’armée de l’Air et l’armée de Terre s’étaient vues confirmées dans leurs projets de mise au point d’une telle arme. Leurs programmes de missiles à portée intermédiaire puis intercontinentaux (avec respectivement les missiles Atlas et Titan), progressent si bien que très rapidement le problème de la concurrence institutionnelle se pose, chacun des acteurs souhaitant montrer l’excellence de ses capacités pour prendre le pas sur l’autre. Le « pagaille des missiles » (le « missile mess ») qui s’en suivra ne sera pas sans incidence sur l’impression de désorganisation qui semble alors affecter les programmes balistiques et spatiaux et qui sera plus tard dénoncée comme l’une des causes principales au retard spatial américain. L’un des épisodes les plus connus illustrant ces cloisonnements demeure le tir d’un premier missile à portée intermédiaire Jupiter-C par l’équipe de Werner Von Braun le 20 septembre 1956 sous les auspices de l’Armée de Terre. Avant que ne soit effectué ce premier test, le secrétaire à la Défense ordonne alors aux concepteurs de l’engin de renoncer à la première tentative de satellisation d’un objet, les obligeant même à désactiver le dernier étage de ce qui ne sera donc pas encore une fusée. Le test se déroulera dans les meilleures conditions et fera dire a posteriori à de nombreux commentateurs ou historiens qu’il aurait pu changer le cours de l’histoire. Pourtant, le caractère central conféré par la présidence Eisenhower à la capacité balistique demeurait la logique dominante, et témoignait de la nature très spécifique de calculs stratégiques et militaires très distincts des projets spatiaux qui n’avaient alors pas de sens dans la mise en œuvre de ces projets.
Pour autant, l’exécutif américain accorde alors une grande importance au développement de moyens spatiaux « utiles ». La gamme en est réduite et concerne les applications qui ont ou auront un lien direct avec l’organisation et la gestion des moyens militaires nucléaires. En 1957, l’intérêt de disposer d’un objet évoluant dans l’espace et équipé d’appareils de prise de vue pour surveiller, pour détecter, voire pour cibler les installations stratégiques adverses n’est plus à démontrer. Il est même explicitement reconnu depuis plus de dix ans, avec la parution en 1946 d’une étude réalisée sous l’égide du département de R&D de l’Air Force (et qui deviendra la fameuse Rand) et qui consacre l’intérêt de placer un satellite artificiel en orbite pour photographier les arsenaux nucléaires adverses, pour les surveiller et ainsi éviter les effets désastreux d’une « attaque surprise » nucléaire. Pearl Harbour est alors encore très frais dans les mémoires. Alors que l’on s’attend à un temps de vie limité des avions de reconnaissance de type U-2 face à des défense anti-aériennes soviétiques en contant progrès (Gary Powers en fera l’expérience en mai 1960), le lancement dès 1955 d’un programme de satellites espions dans le plus grand secret confirme la connaissance et l’intérêt au plus haut niveau pour le potentiel présenté par les techniques de satellites à des fins stratégiques. En 1957, le programme semble tenir les délais et doit pouvoir en toute hypothèse prendre le relais des moyens aériens dès les années 60. C’est très précisément ce qui se passera avec la concomitance de la fameuse interception de l’avion piloté par Gary Powers en mai 1960 et des premières transmissions d’images en août de la même année par un satellite d’observation militaire. Bien sûr, la qualité n’est pas nécessairement au rendez-vous, et le recours aux avions demeurera un moyen indispensable pour le renseignement. Cependant, le programme est lancé et fera de rapides progrès qui le transformeront en un moyen pleinement opérationnel seulement quelques années plus tard. Ainsi donc, dès avant Spoutnik, pleine mesure était prise de l’usage militaire des satellites par le biais de programmes secrets et dont l’existence même suffisait à rassurer le pouvoir sur l’état de préparation américaine.
Dans ce contexte, cadre de référence unique pour le président Eisenhower (qui reste aussi un général), la tentative de satellisation qui doit intervenir dans le cadre de l’année géophysique internationale de 1957-58 ne peut revêtir qu’un caractère accessoire, voire presque anecdotique. Le point de vue est d’autant plus partagé au sein de l’exécutif qu’un grand respect existe pour les compétences militaires et les jugements stratégiques du président, attesté plusieurs années auparavant dans une situation d’affrontement mondial. Aussi bien le secrétaire d’Etat à la Défense, Charles Wilson, que John Eisenhower, aux côtés de son père à la Maison-Blanche, se sentiront en quelque sorte dépositaires d’une ligne de conduite politique et militaire claire, au nom de laquelle ils s’appliqueront surtout à résoudre les problèmes nés de la concurrence entre les services et à ne pas faire de la satellisation de « pamplemousse », le petit satellite américain, une priorité. Il reviendra donc à la Navy, la seule des trois armes à ne pas être directement engagée dans la production d’une ligne de missile à longue portée, de développer un engin dont la seule finalité doit être le lancement du satellite en question. C’est la fusée Vanguard.
Les progrès réalisés sont bien sûr régulièrement rapportés au président et à sa structure de conseil stratégique (National Security Council). Les difficultés des chercheurs de la Navy à obtenir l’attention politique ont perduré et sont bien connues aujourd’hui. Lors de réunions du NSC, le président recadrait lui-même parfois l’exercice, déplorant des coûts qu’il juge toujours trop élevés, et indiquant par exemple qu’il n’était certainement pas prêt à financer un satellite « plaqué-or ». Ces séances font aussi apparaître que l’intérêt est surtout stimulé par les interrogations au sujet du droit de survol des États, le petit satellite scientifique présentant alors l’éventuel intérêt de créer un précédent pouvant faciliter les activités plus secrètes déjà lancées. Il serait sans doute imprudent de penser que la première soviétique pouvait rendre ce service aux États-Unis et qu’elle pouvait à ce titre trouver un intérêt pour l’exécutif américain. En revanche, que ce droit puisse être établi sans ambiguïté par un moyen ou par un autre, bien sûr de préférence américain, donne sans doute une idée assez juste de la position du pouvoir sur ce programme.
Suivant cette logique, vu de l’exécutif, le premier tir balistique réalisé par l’Union soviétique en août 1957 montre surtout les progrès de l’adversaire au regard des deux programmes intercontinentaux américains Atlas et Titan alors en cours, beaucoup moins leur avance dans une « course » spatiale qui est alors perçue de manière plus incidente. Pourtant, lorsque que la fusée R-7 emporte Spoutnik en orbite le 4 octobre de la même année, la simple mesure de l’état d’avancement du programme balistique soviétique ne suffit évidemment pas à combler l’absence de discours sur l’impact psychologique de cette première spatiale. Non pas que le sujet ait été ignoré les mois précédents des conseillers du président. Au contraire, les minutes de réunions du Conseil National de Sécurité intervenues dès 1955 montrent la prise en compte d’éventuelles conséquences positives pour les États-Unis si ceux-ci devaient être premiers. Le conseiller aux opérations psychologiques, Nelson Rockefeller, sera très clair à ce sujet en insistant régulièrement sur l’importance psychologique d’une telle « première ».
Pourtant, l’ampleur du choc perçu aux Etats-Unis prend à contre-pied l’ensemble de l’administration et oblige les autorités à diminuer l’importance de l’évènement. Les messages en provenance des ambassades présentes dans les principaux pays alliés, Grande-Bretagne en tête, renforcent le choc en faisant tous état de réelles interrogations portant jusque sur la valeur comparée des systèmes soviétique (planifié) et américain (libéral). L’état d’incompréhension de l’exécutif présidentiel est tel devant ces réactions qu’il conduira le pouvoir américain, malgré un deuxième tir soviétique réussi en novembre 1957, à persévérer dans la voie « Vanguard », fusée qui demeure pourtant très expérimentale dans sa conception. Malgré les succès ultérieurs de ce petit lanceur, son échec au lancement le 6 décembre 1957 consacrera l’échec plus large de la démarche américaine dans un contexte des plus humiliants (on parle alors de de « Flopnik » dans la presse américaine). Il faudra quelques semaines pour corriger la faute politique, avec le tir réussi le 31 janvier 1958 … d’un missile Jupiter-C de Werner von Braun, emportant cette fois-ci autre chose que du sable dans son dernier étage ! Ce vol d’une première fusée américaine ne suffira pas à garder aux Républicains la présidence des Etats-Unis bientôt gagnée par John F. Kennedy qui comprendra très vite que les Etats-Unis ne disposeraient plus d’une deuxième chance.
Article paru dans la revue Espace & Temps n°2 – Octobre 2007