Le naufrage de SKIF, programme d’armes laser spatiales des années 80
Par Claude Watchel
Le premier vol du lanceur Energya a eu lieu le 15 mai 2007. Il emportait une charge utile militaire de 100 t : le module Skif-DM alias Polious.
La concurrence des prix Nobel
1964. Lorsque les professeurs Nikolaï Basov et Alexandre Prokhorov reçoivent le prix Nobel de physique, personne ne se doute encore qu’ils vont rapidement être chargés par le pouvoir soviétique de développer indépendamment les deux grands volets d’un programme ambitieux d’armes à laser.
Fin des années 60. Basov se voit confier la mission d’animer la création d’un dispositif laser de défense contre les têtes de missiles balistiques (programme «Terra») tandis que Prokhorov reçoit pour mission principale de mettre au point des armes laser de défense anti-aérienne, face aux avions et aux petits missiles tactiques (programme «Omega»). Basov, à l’Institut de physique de l’Académie des sciences, s’entoure de spécialistes du bureau d’étude Vympel, spécialisé dans la défense antimissiles balistiques, de l’Institut d’Arzamas fabriquant les armes nucléaires et surtout du tout nouveau bureau d’études «Lutch». Ce dernier sera bientôt rebaptisé du nom discret d’entreprise «Astrofizika», chargée de mettre au point les lasers de puissance pour l’armement. Dmitrii Ustinov, responsable des industries d’armements, la confie à son propre fils Nikolaï. Les projets «Terra» et «Terra-2» de Basov se limiteront aux études et ne verront jamais le jour. Le projet « Terra » est celui d’un laser à rubis et verre au néodyme, pompé par l’énergie d’une explosion nucléaire. Avec un milieu actif cylindrique de 20 mètres de diamètre et 20 mètres de haut, ses concepteurs espéraient obtenir une impulsion d’énergie 108-109 joules. En juin 1965, le projet «Terra-2» lui succède, avec un laser à photodissociation pompé par explosion, mais dont le milieu actif serait constitué de gaz trifluoroiodométhane CF3I, contenu dans une cuvette cylindrique en quartz. Il faudra attendre les années 80 pour que l’équipe de A.I. Pavlovskii expérimente, sur le polygone de Semipalatinsk, le pompage de lasers par le rayonnement gamma d’une explosion nucléaire. Quant au programme «Terra-3», avec différents types de lasers, il donnera lieu à des expérimentations souvent décevantes sur le polygone d’essais de Sary-Shagan. Prokhorov, de son côté, organise autour de son département le programme «Omega», en coopération avec l’Institut de l’énergie atomique «Kurchatov» et le bureau d’études «Almaz», spécialisé dans les radars de défense aérienne. Le périmètre de ce « consortium » s’étendra rapidement aux armes lasers aéroportées et embarquées sur satellites.
De 1969 à 1975, on parle encore peu de défense laser anti- satellites, même si, en 1969, l’institut pilote en matière spatiale, le NII-88 a constitué une équipe autour du professeur V.K. Ablekov pour étudier les lasers destinés à de telles applications. Au début des années 70, deux bureaux d’études de moteurs fusées se lancent dans la fabrication d’armes lasers, le bureau d’études «Khimavtomatika», spécialisé dans les moteurs des étages supérieurs des lan- ceurs (pour les lasers à CO2) et le bureau d’études «Energomash» de V.P. Glushko, qui fabrique les moteurs puissants des premiers étages de lanceurs (pour les lasers chimiques continus à fluorure d’hydrogène).
A la fin des années 70, force est de constater que les tra- vaux des équipes réunies autour de Basov et Prokhorov progressent difficilement. Les projets d’armes lasers basées au sol de Basov avancent peu. L’atmosphère est un milieu trop complexe à traverser pour le rayon laser. Une partie des travaux va donc être réorientée vers la conception d’armes lasers basées dans l’espace, qui s’affranchiraient de cette difficulté.
La naissance du programme SKIF
1981. Le Bureau d’études « Salyut » de l’entreprise soviétique « Energia » reçoit alors mission de développer la station spatiale « SKIF », station de type « Almaz-Salyut » (20 tonnes) dessinée par l’entreprise « Energia » à la fin des années 70, et qui doit être dotée d’un armement laser dans le cadre de ce qui allait devenir une composante anti-satellite majeure du programme soviétique « anti-IDS ». S’il s’agit dans un premier temps de viser des satellites, c’est parce que la tâche apparaît relativement plus facile. Mais le projet sera ultérieurement étendu à la destruction des têtes nucléaires des missiles. La conception du système laser est confiée à l’entreprise Astrofizika. C’est un laser d’un mégawatt qu’il est d’abord prévu de placer à bord de la station.
Mais le bureau d’études Astrofizika rencontre d’extrêmes difficultés dans les programmes qu’il conduit. Loger le laser promis dans le volume d’une station de type Salyut ne semble pas à sa portée dans des délais acceptables. Mais dans le même temps le discours de 1983 du président Reagan sur la Guerre des étoiles sert de catalyseur au projet qui reçoit des financements importants. C’est aussi en 1983 que la perspective de la création de la superfusée Energia relance le projet SKIF. L’engin pourra désormais profiter d’un lanceur capable de mettre près de 100 tonnes en orbite.
Le programme SKIF est aujourd’hui mieux connu grâce aux nombreux documents publiés dans les livres édités en Russie, les revues scientifiques ou d’information générale, et notamment dans les articles publiés par Yuri Kornilov et Konstantin Lantratov. A la recherche d’un laser pour les essais de SKIF : Evguenii Velikhov prend l’initiative.
En 1984, le décès de Dmitrii Ustinov et l’influence grandissante de l’atomicien Evguenii Velikhov portent un coup de grâce provisoire à la participation d’«Astrofizika» dont les travaux piétinent. Un projet intermédiaire voit le jour, qui échappe alors au pôle «Basov» pour être confié au pôle «Prokhorov», et notamment à la filiale de Troïtsk de l’Institut de l’énergie atomique «Kurchatov», dirigée jusqu’en 1978 par Evguenii Velikhov. Velilhov s’enorgueillit d’avoir mis au point, dès 1975, son premier laser continu d’une puissance d’un mégawatt. Dès la deuxième moitié des années 70, en liaison avec l’entreprise «Almaz» et avec le ministère de l’industrie aéronautique, il a travaillé sur des lasers destinés à être embarqués sur des avions ou des satellites. Il s’agit, à titre expérimental, d’utiliser pour les essais dans l’espace un tel laser gaz dynamique à gaz carbonique d’une puissance d’un mégawatt, déjà mis au point dans le cadre des travaux sur les armes de défense anti-aérienne. Il a été conçu dans le cadre d’une coopération de la filiale de Troïtsk de l’Institut de l’énergie atomique Kurchatov avec le bureau d’études «Almaz», et il a été testé en vol sur un Ilyushine 76 spécialement équipé, baptisé A-60.
L’analogue de SKIF sans son armement opérationnel, destiné uniquement à des essais dynamiques, reçoit alors le nom de SKIF-D (17F19D). Le 27 août 1984, le bureau d’études Salyut est chargé de sa conception, sa construction étant confiée à l’usine «Khrounichev» de Moscou. La répartition du travail entre les bureaux d’études est précisée dans une décision du ministère de la construction générale de machines (le ministère spatial), le 12 mai 1985.
Il est prévu que SKIF-D largue des cibles qu’il s’agira de détecter et d’acquérir, opérations indispensables en préalable à leur destruction.
Le module contenant le «laser-tueur» doit comprendre un compartiment du «combustible» avec le gaz carbonique alimentant le laser, un compartiment énergétique avec deux grands turbogénérateurs de 1,2 MW de puissance chacun et le «compartiment de l’appareillage spécial» contenant le laser de puissance et son système de pointage et d’acquisition. Pour faciliter le suivi de la cible, la tête de ce compartiment doit être totalement orientable, indépendamment du reste du satellite. L’un des principaux problèmes étant d’éviter que l’éjection du gaz carbonique provoque un mouvement perturbateur, l’entreprise Lavochkine est chargée de mettre au point un système d’éjection, compensant le moment perturbateur, système ressemblant à un pantalon. Pendant ce temps, le premier vol de la fusée géante Energia approche. Il était jusqu’alors prévu qu’il soit dédié au lancement de la navette spatiale Burane, mais cette dernière n’est pas encore prête.
En juillet-août 1985, le ministre O. D. Baklanov et le constructeur général V. P. Glouchko deman-
dent alors au bureau d’études «Salyut» (D. A. Polukhin) et à l’usine « Khrounichev » (A. I.
Kiselyov) de créer, pour le premier vol de la superfusée Energia, au troisième trimestre 1986, un engin spatial d’une durée de vie d’un mois, permettant de réaliser les tests du système SKIF-D. D’une masse d’une centaine de tonnes, il va être baptisé «SKIF-DM», «maquette» de SKIF-D. Il doit être livré au polygone de tir au plus tard en août 1986.
D’une longueur de 37 m et d’un diamètre de 4,1 m, SKIF-DM pèse environ 80 tonnes. Il est prévu qu’il largue des cibles qui devront être détectées et acquises par l’équipement de bord. Dans un contexte où les difficultés techniques s’accumulent, c’est semble-t-il pour augmenter les chances de déboucher sur un premier laser opérationnel, que plusieurs bureaux d’études ont été mis en concurrence. Les autorités étudient même la création d’une plate- forme spatiale unifiée «SKIF-U», probablement destinée à recevoir, en fonction des missions, tel ou tel type de laser.
Ainsi, le bureau d’études de moteurs-fusées Khimavtomatika, qui a été dans la mouvance du pro- gramme Omega de Prokhorov, a été désigné comme entreprise-pilote pour la fabrication des lasers opér tionnels de type GDL (gas dynamic) à gaz carbonique pour SKIF. La maquette de son laser de 100 kW RD- 0600, pesant 750 kg, est livrée à l’usine Khrunichev au second semestre 1985, mais, à la fin de l’année, il est décidé qu’il ne sera finalement pas lancé dans l’espace. Une «rationalisation» du programme est décidée fin 1985.
1985, année charnière de réorganisation de la conduite du programme «anti-IDS».
Le ministère de la défense redéfinit sa politique. Il pré- sente le 8 novembre 1985 son plan de réponse à l’Initiative de défense stratégique américaine pour lutter contre les missiles balistiques. Le volet financier est prêt en décembre. Le plan est revu le 11 décembre 1985 par la commission scientifique animée par Evguenii Velikhov. Il est finalement approuvé par le gouvernement en janvier 1986. La décision du 27 janvier 1986 du Comité central du Parti communiste et du Conseil des ministres officialise la nature du projet qui, au-delà de la mission antisatellite, vise également dorénavant une mission antimissile.
Le projet SKIF-D avance lentement. Les problèmes de moment perturbateurs de l’éjecteur, des turbines et de la tête sont tels qu’en 1985, les responsables ont décidé de l’expérimenter en deux temps : SKIF-D1 sans le laser de puissance, puis SKIF-D2 avec le laser. Fin 1985, les retards s’accumulant, le vol de SKIF-D1 a été fixé en juin 1987, celui de SKIF-D2 en 1988. Mais cette décision ne remet pas en cause le vol de SKIF-DM, qui doit intervenir aussi tôt que possible.
En juillet 1986, l’usine envoie l’appareil spatial SKIF-DM à Baïkonur où se font les essais et les mises au point. S’il n’y a pas à bord d’arme laser, SKIF-DM abrite malgré tout un laser de faible puissance pour l’acquisition des cibles. Ces cibles sont placées dans des compartiments spéciaux sous forme de ballons gonflables de petit et de grand diamètres. Les cibles les plus grosses supportent des générateurs de plasma de baryum, imitant le fonctionnement de propulseurs de fusées et de satellites. Il est prévu, une fois en orbite, de les éjecter. Puis les expériences consisteront à les localiser et à les acquérir.
Le système de compensation des perturbations en forme de pantalon étant pratiquement prêt, il est décidé de le tester également. On décide aussi de tester le système radar de première acquisition et le système de pointage utilisant un laser de faible puissance. Le compartiment énergétique sera vide, les turbogénérateurs n’étant pas encore prêts. Comme convenu, il n’y aura pas de laser de puissance à bord. Face aux Américains et dans un souci de discrétion sur les buts réels du vol, le gaz carbonique, trop caractéristique d’une arme laser, sera remplacé par un mélange krypton-xénon.
Ainsi SKIF DM pourra tester l’acquisition et le pointage des cibles, mais non leur destruction. Il simulera et testera aussi la dynamique de l’engin lors de l’éjection du gaz assurant le fonctionnement du laser.
Le 15 décembre 1986, une décision du ministère de la construction générale de machines prescrit qu’après SKIF-D, le bureau d’études Salyut créera l’engin SKIF- STILET, utilisant un laser mis au point par l’entreprise Astrofizika pour une mise en œuvre au sol, le système 1K11 « STILET », créé dans les années 70. Testé au polygone d’essais « Raduga » en 1979, il a valu à ses concepteurs le Prix d’Etat en 1982. Il fonctionne sur 1,06 micron sur la base d’un système à 10 canaux lasers à verre dopé au néodyme. L’objectif de ce laser puissance étant trop limitée, mais d’aveugler leurs senseurs. Une évolution majeure des programmes d’armes lasers tient en effet au constat qu’il est plus facile et tout aussi efficace d’aveugler les senseurs des satellites que de détruire ces derniers par l’effet thermique du laser. Dès septembre 1986, une maquette de STILET est envoyée par Astrofizika au bureau d’études Salyut pour des tests.
SKIF, SKIF-D, SKIF-D1, SKIF-D2, SKID-DM, SKIF-STI- LET, SKIF-U… : le programme manque toujours de lisibilité. Peut-être est-ce cela qui va alors contribuer, avec bien sûr la fin de la Guerre froide, à le conduire à sa perte.
L’agonie de SKIF
Le 15 juillet 1986, les éléments du compartiment de l’appareil spécial de SKIF-DM arrivent à Baikonour. Ses essais se déroulent jusqu’en septembre. Le 22 septembre 1986, la partie du satellite dédiée à son armement est fixée au compartiment de service. Le lancement est prévu pour le 15 février 1987.
En octobre 1986 se produit un événement mondial majeur qui va sceller le sort du programme SKIF. Le président Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbachev se rencontrent au sommet de Reykjavik, qui marque la fin de la Guerre froide.
Début 1987, la préparation de SKIF-DM se poursuit. Mais, courant février, il est décidé de ne pas réaliser la démonstration des capacités militaires de l’appareil. Cette décision, prise au plus haut niveau de l’Etat, conduit à annuler l’opération avec les cibles et d’autres expériences à visée militaire. L’engin sera toutefois doté d’éléments indispensables au fonctionnement de l’arme laser, pour tester leur fonctionnement dans les conditions du vol spatial.
Mikhaïl Gorbatchev vient en visite à Baïkonour le 12 mai 1987. Il annonce brutalement que le Politburo n’a pas donné son accord au lancement. Après s’être fait expliquer ce qui est prévu, il change d’avis et donne son accord. Mais il regagne Moscou sans attendre l’événement.Le lancement se déroule comme prévu le 165 mai : le fonctionnement du lanceur est irréprochable. Mais une erreur de conception de SKIF-DM conduit à le faire rentrer prématurément dans l’atmosphère, où il brûle avant même sa mise en orbite. Dans les milieux soviétiques de l’armement, la déception est immense.
Le bureau d’études Salyut continue encore pendant quelques mois à préparer SKIF-D1. En raison de difficultés de mise au point du système optique d’acquisition, le ministère décide le 20 avril 1987 de retarder à 1990 la livraison de la station, pour un lancement qui serait effectué au plus tôt fin 1991. Mais le couperet tombe en septembre 1987 : tous les travaux sont interrompus. Les difficultés économiques conduiront à interrompre définitivement les financements en 1989.
Conclusion : et pourtant, les travaux continuent
Pendant ce temps, les Etats-Unis continuent à mettre au point leur armement laser. C’est peut- être ce qui explique que tous les travaux sur les armes lasers ne soient pas interrompus en Russie. Même si les entreprises doivent souvent les financer sur fonds propres, elles pressentent que le temps des armes lasers viendra. Des développements se poursuivent, comme au bureau d’études Energomash sur les lasers à fluorure d’hydrogène et de deutérium, au bureau d’études Almaz et dans une série d’autres organismes.
Une interrogation subsiste : les Russes auront-ils le désir, la volonté et la capacité de réactiver des programmes et de concurrencer, sur le terrain des armes lasers, les Américains et les Israéliens, voire les Chinois ?
Article paru dans la revue Espace & temps n°4 – Octobre 2008