Michel Bignier et le Programme Symphonie
Témoignage de Bernard Deloffre, Secrétaire Exécutif Français du Programme Symphonie (1973-1975)
A Bernard Deloffre, de retour du Centre Spatial Guyanais où il venait de passer six ans dont deux comme Directeur du Centre, Michel Bignier, alors Directeur Général du CNES, proposa deux opportunités : soit entrer à la Direction des Lanceurs du CNES comme Directeur Adjoint auprès d’Yves Sillard et d’Albert Vienne, soit reprendre le poste de Secrétaire Exécutif Français du Programme de Satellite de Télécommunications Franco-allemand Symphonie, à la suite du triste décès de Jean-Bernard Dementhon. Michel Bignier insista d’ailleurs pour la seconde possibilité compte tenu de la nécessité de remplir rapidement le poste laissé vacant par Dementhon.
C’est ainsi que je pris pour le compte du CNES la Direction Exécutive Française de ce programme, à parité avec le Secrétaire Exécutif allemand, le Docteur Mösl. Le Comité Exécutif que nous formions rendait compte à un Comité Directeur formé du Directeur Général du CNES, Michel Bignier, et du Responsable allemand de l’espace au BMFT (BundesMinisterium für Forschung und Technologie), le Docteur Strub. Nos Comités Exécutifs se tenaient chaque semaine, alternativement à Bonn et à Paris.
Au plan industriel, le Consortium CIFAS était conduit par Pierre Madon (Aérospatiale) et Kurt Schneider (MBB).
Lorsque Michel me confia le programme, le développement du satellite – premier satellite géostationnaire stabilisé trois axes – était déjà très avancé et une Revue de Projet système confirma sa bonne préparation malgré quelques déficiences auxquelles il fut remédié sans difficultés majeures.
L’une d’entre elles cependant fut la découverte d’un certain transistor atteint de « Fièvre Pourpre (Purple Fever) » et la recommandation du service de qualité du CNES était de changer tous les transistors de ce type montés sur les satellites, ce qui aurait signifié de nombreux mois de retard. Mais l’Industriel – qui avait traité le problème avec beaucoup d’attention – émit un avis contraire et recommanda de prendre le risque – très faible – de lancer en l’état. J’étais du même avis, et nous recommandâmes à Michel Bignier de nous suivre. Ce qu’il fit et mit tout son poids pour en convaincre la partie allemande qui finalement accepta elle aussi. On sait ce qu’il s’ensuivit: il n’y eut, au cours des durées de vie des deux satellites en orbite, aucun incident lié ces transistors.
Venons-en aux lancements. Suite à l’échec de la fusée Europa du CECLES/ELDO, le programme dut se tourner vers les deux seules possibilités de lancement étrangères accessibles : l’URSS et les Etats-Unis.
Pour des raisons probablement influencées par une volonté politique de ne pas dépendre exclusivement des Etats-Unis, une approche des Soviétiques fut proposée par le CNES qui entretenait déjà d’excellentes relations avec les acteurs de l’Espace en URSS. Cette approche plaisait peu à nos partenaires allemands, mais ils acceptèrent cependant de participer aux négociations qui eurent lieu à Moscou, et qui se déroulèrent favorablement. La négociation financière en particulier se termina par cette déclaration de la partie soviétique : « notre prix : c’est simple, il est inférieur de 10% à celui que vous consent la NASA pour Thor Delta ». Et ils connaissaient le prix du Thor Delta : 11 M$.
Sur le plan opérationnel en revanche, les Soviétiques voulaient nous imposer une condition draconienne: le satellite devrait être livré à Moscou, intégré une première fois par les ingénieurs franco-allemands avec un équipe soviétique. Puis le satellite serait passé entièrement sous le seul contrôle des soviétiques qui auraient assuré seuls les responsabilités du transport sur le champ de tir, de l’intégration finale et des opérations de lancement. Bien évidemment, c’était non seulement inacceptable, mais opérationnellement impossible et nos contacts s’arrêtèrent là.
On revint donc vers la NASA, qui acceptait de lancer Symphonie à la condition de respecter l’article XIV des accords Intelsat, article qui revenait à interdire à la France toute exploitation opérationnelle de Symphonie. Il fallut bien accepter d’en passer par là, mais le Ministère des Affaires Etrangères ne l’entendait pas de cette oreille et [le spécialiste des Affaires Spatiales, Monsieur Gilles de Boisgelin,] s’opposa à la signature par la partie française (CNES) du contrat de lancement trilatéral NASA-BMFT-CNES.
Mais le pragmatisme l’emporta : tous voulaient lancer. Peu formelle, la NASA, que Dick (Richard) Barnes représentait dans les négociations, accepta de considérer le contrat de lancement (signé par le seul BMFT) en vigueur dès lors que les paiements progressifs prévus au contrat étaient effectués. Et c’est là que Michel Bignier joua un rôle déterminant : il obtint de nos amis allemands de régler la part française des paiements, sur la seule promesse de Michel qu’on trouverait bien une compensation ultérieurement. Et ce fut la cas : la France mit à disposition de la partie allemande un certain nombre de stations sol dans le cadre du programme d’utilisation des satellites Symphonie. Il fallait vraiment qu’un exceptionnel climat de confiance existât pour que de telles dispositions soient possibles entre administrations de deux pays souverains.
En ce qui concerne les utilisations, la France et l’Allemagne furent contraintes de s’en tenir à des démonstrations et à des liaisons expérimentales et pré opérationnelles. Il n’en demeure pas moins que le programme d’utilisations des deux modèles de vol a été fort important, et a permis aux exploitants français et allemands d’expérimenter de nombreuses applications telles que diffusion de télévision, télé éducation, transmissions de données bidirectionnelles, visioconférences et bien d’autres, et de coopérer très activement avec de nombreux pays en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, au Canada, et d’ouvrir ainsi la voie à l’importante participation des pays européens à l’extraordinaire développement des télécommunications par satellites.
Artcile paru dans la Revue Espace & Temps N°1 – Juillet 2007