L’histoire de Spoutnik-1
En 1950/53, Serguei Korolev (1907-1966), le constructeur principal de l’OKB-1 de l’institut n°88 (NII-88) du ministère de l’industrie de Défense, travaille sur trois thèmes :
- Thème 1 : le développement des technologies nécessaires pour la réalisation du missile mono-étage R-3 de 3.000 km de portée. En octobre 1951, il est décidé de faire le démonstrateur R-3A. Doté d’un moteur de 40 t de poussée, il emporte une ogive de 1,5 t à une distance de 1000 km. Finalement, le R-3A deviendra le missile R-5 de 1.200 km de portée (premier vol le 15/3/53).
- Thème 2 : le développement d’un missile à ergols stockables afin de remplacer le couple oxygène-kérosène par de l’acide nitrique-kérosène. En novembre 1951, le projet du missile R-11 est terminé : il est 2,5 fois plus petit que la V-2 (5,35 contre 12,7 t) pour des performances identiques (premier vol le 28/4/53).
- Thème 3 : le développement d’un missile intercontinental (ICBM) de 5.000-10.000 km porteur d’un ogive nucléaire de 3,0 t. Ce thème est divisé en deux parties : T-1 pour un engin balistique à deux étages (le schéma du «Paquet» sera retenu en 1953) et T-2 pour un engin ailé (missile de croisière propulsé par un statoréacteur à Mach 3). Korolev proposera un démonstrateur EKR lancé par une R-11.
Le décret n°442-212 du 13/2/53 concernait les programmes R-5, R-12 (transfert du projet de missile de 2.000 km de portée à l’OKB-586 de Dniepropetrovsk), T-1 (projet d’ICBM) et T-2 (projet R-11/EKR). Pour l’ICBM, les délais étaient du second trimestre 1953 pour le remise du projet définitif et du quatrième trimestre 1954 pour les essais en vol. Cependant, en octobre 1953, le ministre des machines moyennes Viatcheslav Malychev (1902-1957) indique que la masse de l’ogive thermonucléaire (testée le 12/8/53) sera de 5,5 t au lieu de 3,0 t. Korolev modifie alors le projet : la masse passe de 190 à 250 t et la poussée de 273 à 370 t. Les essais en vol ont été retardé à cause des changements de performances, mais aussi de l’indisponibilité d’une soufflerie au NII-88 et de bancs d’essais au NII-229/NII KhimMach.
Le décret n°956-408 du 20/5/54 démarre officiellement le développement de la fusée intercontinentale R-7 (8K71). Il décide également les programmes M-5R (trois tirs en 1956) et M-5RD (10 tirs en 1956). Il s’agit de fusées R-5 modifiées pour tester le système de guidage radio, le système de régulation des moteurs et l’ogive (carbure de silicium et asbotextolit). Pour sa part, le décret n°956-409 du 20/5/54 démarre le développement des missiles de croisière Bouria (A-350) de Lavotchkine, Bourane (M-40) de Miassichtchev et Bourevestnik de Beriev. Pour sa part, le projet EKR est transmis au ministère de l’industrie aéronautique. Le 24 juillet, le projet de la R-7 est achevé. Il est adopté par les autorités le 20 novembre.
Le 26/5/54, Korolev écrit au conseil des ministres pour l’avertir que le missile était capable de mettre un satellite en orbite. En effet, le thème du satellite artificiel de la Terre (ISZ) avait été étudié par le groupe de Mikhail Tikhonravov (1900-1974) à l’institut n°4 du ministère de la Défense (NII-4) en 1950/53. Et en 1954/55, il a continué ces travaux sur la demande de Korolev. La première étape portait sur la définition de la composition d’un satellite automatique simple (PAS). Il s’agissait d’étudier le proche cosmos et de transmettre les données par radio. L’utilisation de l’énergie solaire (panneaux solaires) fut étudiée pour l’alimentation électrique. Une variante comprenait un système d’orientation basé sur un gyroscope à correction stellaire. La seconde étape consistait à préciser les caractéristiques et les paramètres des différents systèmes de bord. Il y avait deux variantes (contour et dimensions identiques) pour l’étude de l’atmosphère supérieure et de l’espace cosmique. La première était la version à transmission des données par radio, tandis que la seconde était orientée et dotée d’une cassette spéciale pour ramener les résultats sur Terre. Dès 1955, Boris Raouchenbakh (1915-2001), de l’institut n°1 de l’industrie aéronautique (NII-1), étudia ce type de système d’orientation qui sera plus tard utilisé sur Luna-3. En outre, la variante orientée pouvait emporter un grand nombre d’instruments scientifiques ou une cabine pour animal dotée d’un système de survie (dérivé de celui utilisé sur les fusées géophysiques depuis 1951).
En 1953, Mtislav Keldysh (1911-1978), directeur scientifique du l’institut n°1 du ministère de l’industrie aéronautique (NII-1) et membre du présidium de l’Académie des sciences (AN SSSR), est intéressé par l’idée du satellite. Le 16/3/54, il réunit l’équipe du NII-4 (Tikhonravov, Yatsounsky, Maximov) et celle du secteur de mathématiques appliquées de l’institut de Mathématiques (Okhotsimsky, Eneiev, Egorov). Le 10/8/54, le conseil des ministres soumet à Malychev (ministre des machines moyennes), Vannikov (1e adjoint), Khrounitchev (1e adjoint) et Roudnev (ministre adjoint de l’armement) une proposition pour traiter les questions théoriques liées au vol spatial. Le 19/8/54, sur demande de l’Académie des sciences, le groupe de E.F.Riazanov (1923-1975) du secteur n°3 de l’OKB-1 (L.M.Miloslavsky, V.I.Froumson, V.A.Nikolaiev) étudie le lancement d’un satellite. Trois solutions sont avancées : satellite simple lancé par la R-7 (1,5 t satellisé avec le l’étage central Block-D de 10 t), petit satellite lancé par une M-5 modifiée, construire une R-7 lourde de 700 t pour lancer un gros satellite. Riazanov soutenait la première solution, Keldysh la seconde, tandis que la troisième était purement théorique. La première solution a donné naissance aux projets D1 (avec appareils scientifiques), D2 (avec un chien dans une cabine) et D3 (avec d’autres appareils).
En septembre, l’Académie des sciences créé une médaille d’or «Tsiolkovsky» d’un premier récipiendaire doit recevoir en 1958. En décembre, l’académicien Leonid Sedov (1907-1999) est nommé à la tête de la «commission permanente interdépartementale pour la coordination et le contrôle du travail d’organisation et de réalisation des voyages interplanétaires» de l’Académie des sciences. Sedov est un spécialiste d’aérohydromécanique, chef de la chaire d’hydromécanique de l’Université de Moscou (MGU), qui a travaillé, aux côtés de Mtislav Keldysh, à l’Institut de mathématiques «Steklov», au TsAGI en 1931/47, au NII-1 en 1947/49 (chef adjoint) et au TsIAM en 1949/55 (chef adjoint). Le secrétaire scientifique est A.G.Karpenko.
Le décret n°292-181 du 12/2/55 décide la création du polygone de Baïkonour (objet Taïga) destiné aux missiles R-7, Bouria et Bourane.
Le 25/6/55, dans son rapport annuel d’activité à l’académie des sciences, dont il est membre-correspondant depuis 1953, Korolev évoque l’envoi de un-deux expérimentateurs à l’altitude de 100 km en 1956, ainsi que la question de la création de satellites, citant les travaux de Tikhonravov. Ce dernier continue de travailler sur la question du satellite avec l’ingénieur I.V.Lavrov du secteur n°3. Ils transmettent un rapport sur ce sujet à Korolev le 16/7/55. Il recommande de créer transférer le groupe de Tikhonravov du NII-4 à l’OKB-1. Ce transfert aura lieu le 1e novembre 1956 avec la création du secteur n°9. Il commencera alors à travailler sur les Spoutnik, les sondes lunaires, un vaisseau cosmique et un satellite-station.
Le 29/7/55, les Etats-Unis annoncent qu’ils lanceront un satellite pour l’année géophysique internationale (IGY) qui s’étendra de juillet 1957 à décembre 1958. Le 3/8/55, Sedov répond, au 6e congrès IAF de Copenhague, que l’Union soviétique en fera autant. Le 8/8/55, le gouvernement demande à M.V.Khrounitchev (1901-1961), président adjoint du conseil des ministres, et à V.M.Riabikov (1907-1974), président du comité spécial pour l’armement de l’armée et de la flotte, responsable des programmes de fusées, de prendre les mesures nécessaires pour démarrer le programme de satellite.
Le 30/8/55, une réunion a lieu à l’Académie des sciences avec M.V.Keldysh, A.V.Toptcheiev, M.A.Lavrentiev, S.P.Korolev, V.P.Glouchko, etc. Un programme scientifique est élaboré. Il porte sur l’étude de l’ionosphère, des rayons cosmiques, du champ magnétique, de la luminescence de l’atmosphère, du soleil et de son influence sur notre planète. Une commission spéciale est formée pour la création de l’Objet-D (projet D1). M.V.Keldysh en devient le président et G.A.Skouridine, le secrétaire scientifique.
Le même jour, à une réunion avec V.M.Riabikov, Korolev présente un projet de lancement d’une sonde vers la Lune avec une version de la R-7 à trois étages. Cet étage supérieur devait utiliser un mélange oxygène-kérosène ou monoxyde de fluor-éthylamine. La charge utile faisait alors 400 ou 800 kg.
Le 7/1/56, dans son rapport annuel d’activité, Korolev indique que les travaux de recherche sur le satellite ont commencé. Lors d’une conférence donnée au MVTU le 25/9/55, il a présenté le projet de lancement d’un homme à 100 km d’altitude. Cinq versions sont étudiées : ogive de fusée V1B, ogive de fusée V1E, schéma à aérofreins, schéma à rotor réactif, schéma ailé.
Le 30/1/56, le décret n°149-88cc décide la réalisation de l’Objet-D d’une masse de 1,4 t équipé de 200-300 kg d’instruments scientifiques. Le lancement est prévu en 1957/58. Le 25/2/56, les spécifications techniques sont définies et le projet définitif est terminé le 25/9/56.
Le 31/8/56, Riabikov est désigné comme président de la commission d’état pour la R-7. Les adjoints sont le maréchal Mikhail Nedeline, ministre adjoint de la Défense pour l’armement et Korolev, directeur technique. Le premier vol de la R-7 intervient le 15/5/57.
Mais en 1956, il apparaît que l’Objet sera en retard pour un lancement prévu en avril-juin 1957. Aussi, le 5/1/57, Korolev envoie une proposition de lancement d’un petit satellite sphérique (450 mm de diamètre) de 40-50 kg sur une orbite 225-500 km. Il est doté d’un émetteur d’une autonomie de 7-10 jours. Le 7/2/57, le décret d’application est publié. Le «crah program» est décidé.
Le 24/1/57, dans son rapport annuel d’activité, Korolev indique que le projet du satellite est en cours et que fin 1956, les travaux sur le satellite le plus simple (PS) a commencé. Afin de limiter le risque d’échec, deux autres variantes de lancement de satellite sont étudiées. La première utilise une R-5 comme premier étage et une R-11 comme second étage. La seconde, confiée à l’OKB-586, utilise une R-12 dotée d’un second étage. Mais il ne sera pas nécessaire de les développer.
Le 15/2/57, les spécifications de l’émetteur sont fournies à l’OKB MEI, dirigé par A.F.Bogomolov (1913-1997). Les essais de l’émetteur sont réalisés à partir d’un hélicoptère jusqu’au 5/5/57. La mise au point du PS (Spoutnik-1) est terminée le 24/6/57 et il est emmené à Baïkonour.
Le 31/8/57, il subit les essais d’intégration sur le lanceur. Le 20/9/57, la commission d’état fixe la date de lancement. Le 29/9/57, Korolev se rend à Baïkonour. Il signe l’ordre de tir le 2/10/57.
Le lancement intervient le 4/10/57 à 22 h 28 (heure de Moscou). La fusée (272,8 t) met sur orbite le PS-1 de 83,6 kg. C’est une sphère de 580 mm dotée de quatre antennes. Il émettra son célèbre Bip-Bip pendant quelques semaines.
Pour le lancement de Spountik-1, le gouvernement décernera un grand nombre de décorations. Les Héros du travail socialiste sont K.D.Bouchouyev, S.O.Okhapkine et L.A.Voskressensky de l’OKB-1, V.A.Vitka et V.I.Kourbatov de l’OKB-456, M.I.Borissenko, E.Ya.Bogouslavsky et G.P.Glazkov du NII-885, A.F.Bogomolov de l’OKB MEI, V.A.Roudnitsky du GSKB SpetzMach. Le prix Lénine sera attribué à : S.P.Korolev, V.P.Michine, B.E.Tchertok, S.S.Krioukov, S.S.Lavrov, D.I.Kozlov, M.S.Khomiakov, M.K.Tikhonravov, G.You.Maximov, I.K.Bajinov, O.V.Gourko, I.M.Yatsounsky, A.V.Brykov de l’OKB-1, V.P.Glouchko, G.N.List, V.L.Chabransky, S.P.Agafonov, You.D.Soloviev, N.A.Jeltoukhine de l’OKB-456, V.I.Kouznetsov, Z.M.Tsetsiour, D.K.Radkevitch, N.V.Markitchev, A.You.Ichlinsky du NII-944, M.S.Raizansky, N.I.Piliougine, V.G.Sergueiev du NII-885, V.P.Barmine, V.A.Roudnitsky, You.L.Troitsky du GSKB SpetzMach, G.A.Tiouline, You.A.Mozjorine, P.A.Agadjanov, G.S.Narimanov, P.E.Eliasberg du NII-4, M.V.Keldysh, G.A.Skouridine, D.E.Okhotsimsky, T.M.Eneiev de l’Académie des sciences, A.P.Vanitchev du NII-1, etc.
Les études sur le satellite orienté OD-1 ont été poursuivies par G.You. Maximov. La capsule de retour est de forme cônique. En février 1958, Korolev commande le moteur pour le 3e étage de la R-7 (Block-E) à S.A.Kosberg (OKB-154/KB KhimAvtomatiki). La nouvelle version 8K72 peut lancer les sondes lunaires du type E et l’objet OD-1. Le E1, non orienté, étudié par V.V.Molodtsov, donnera naissance aux Luna-1 et 2, tandis que le E2, orienté, étudié par V.K.Algounov, donnera le Luna-3. Le premier Luna est lancé le 23/9/58.
Christian Lardier
Article paru dans la revue Espace & Temps n°2 – Octobre 2007